07 août 2013

Potemkine-en-France ou la dérive tyrannique du pouvoir

Selon ce qui semble n’avoir été, à l’époque, qu’une légende, Grigori Potemkine, ministre et favori de la tsarine Catherine II, aurait fait ériger, en carton pâte, des « villages Potemkine » d’apparence opulente, pour masquer à l’impératrice la misère des villages de Crimée. Quand il ne fait pas référence à un célèbre cuirassé, ce nom de Potemkine est devenu synonyme de mensonge d’un pouvoir refusant de voir le peuple réel.

Et c’est un peu ce qui s’est passé ce matin du 6 août 2013, à la Roche-sur-Yon, en Vendée.

* *

Le message avait été répandu par le biais d’internet et par SMS : le président serait, ce mardi, en déplacement chez nous, à la Roche. Rendez-vous avait été donné pour l’accueillir comme il se doit, à 9h30, au nord de la ville, devant le « Pôle emploi » de la rue Benjamin Franklin (qui, en son temps, avait été aimé des Français qui voyaient en cet ambassadeur américain un symbole de liberté). Sans trop d’illusions sur nos chances d’approcher le locataire de l’Elysée, nous y sommes allés parce que tout le monde (et lui en premier) doit savoir, ici comme ailleurs, qu’on ne lâchera jamais rien.

En ce qui me concerne, je suis arrivé un peu en avance, muni de 3 petits drapeaux, de mon T-shirt porteur du même logo réputé subversif, d’un drapeau français monté sur un manche de bois, et de mon sifflet. Je m’approche de l’attroupement déjà conséquent devant le bâtiment, et, voyant, de l’autre côté de cet attroupement, quelques collègues manifestement venus pour la même raison que moi, je décide de rester de mon côté, afin que nous soyons plus dispersés, donc plus visibles. Mais très vite, deux hommes me demandent de les suivre jusqu’à mes collègues. Je comprends alors que s’ils sont réunis là-bas, ce n’est pas de leur plein gré… D’abord, je refuse : je n’ai aucune raison de suivre ces messieurs, d’autant qu’ils ne portent aucun signe distinctif. Je comprend qu’ils n’ont pas l’intention de céder, mais finissent tout de même par me montrer discrètement des cartes de police. Je décide d’obtempérer, et me voici réuni au groupe des opposants que déjà, un cordon de CRS (munis de leurs protections habituelles et de boucliers) empêche d’avancer vers le bâtiment.

Mais très vite, un ordre vient : nous devons reculer. Alors les CRS avancent, poussant sans retenue les récalcitrants avec leurs boucliers. Je crois comprendre que déjà ceux qui avaient été mis là auparavant avaient déjà du reculer, parce qu’un collègue crie au non-respect de la parole donnée. On nous fait reculer jusqu’au niveau d’un bus de ville garé ici.

Alors, pendant un bon moment, et dans une ambiance parfois houleuse, souvent de bonne humeur, nous alternons slogans, remarques ironiques (qui feront sourire quelques CRS). Je suggère aux enfants d’éviter d’agresser ces messieurs avec leurs doudous… Nous apostrophons parfois les quelques automobilistes ébahis qui, parfois, semblent ignorer jusqu’à la présence du Corrézien.

Petit à petit, notre groupe est augmenté de gens bariolés comme moi, mais aussi de gens que seul un délit de faciès a pu condamner à rejoindre ce que, déjà, j’appelle le « ghetto des opposants ». Et encore, des gens arrivent sans que je puisse comprendre la raison de leur « délocalisation ». Un groupe est amené, parmi eux, un jeune homme, torse nu, est porté par quatre personne dont une femme. Il a refusé d’obtempérer, et, en se débattant, s’est fait arracher son T-shirt… Mais quel crime avons-nous commis ? Certains essaient de jouer au chat et à la souris, mais les chats sont trop nombreux (1 pour 2 manifestants environ). De loin, je vois un jeune homme qu’on emmène vers un fourgon de CRS… J’apprendrai plus tard qu’il y a eu deux gardes à vues.

Un collègue, à un moment donné, sort l’immense drapeau bleu-blanc-rose que j’avais déjà remarqué lors des manifestations parisiennes : nous avons des renforts, les parisiens en vacances par chez nous sont venus. Mais au bout d’un certain temps, arrive un ordre : le drapeau n’est pas au goût de ces messieurs. Devant le refus opposé par le propriétaire du drapeau, les CRS optent pour la manière forte ! S’ensuit une cohue générale, le manche du drapeau est brisé… Pour nous, un drapeau est un symbole, que nous entendons défendre.

L’objet du « délit » n’existant plus (du moins, son mât), la bagarre cesse, et la cause de tout ceci nous apparaît alors : nous ne devons pas être vus du Président. Le donneur d’ordres des CRS, tel un Potemkine moderne, a décidé que la foule qui accueillera Hollande sera une foule aseptisée (*), que ceux qui s’opposent au régime en place, en plus de n’avoir pas droit à la parole, n’ont pas non plus le droit d’être vus. La seule chose qui nous reste, c’est d’être entendus, et nous ne nous en privons pas.

Nous finissons par nous rendre compte que derrière nous, plus loin, après le virage, un autre cordon de CRS empêche de quitter notre « ghetto »… Je commence à me demander si, comme je l’ai prévu, je pourrai quitter la Roche vers midi, ayant d’autres obligations.

* *

Mais peu après que nous avons aperçu des voitures officielles, signe, selon nous, de la sortie du « président normal », les CRS nous ordonnent de reculer à nouveau. Devant la lenteur de notre obéissance, certains s’énervent, et la tension remonte. Alors que, mon drapeau français sur l’épaule, je suis tourné vers l’endroit où on nous envoie, que mon dos est en contact avec les boucliers insistants des hommes de Valls, je sens qu’on m’arrache mon drapeau. La police française arrache un drapeau français ! Dans la cohue qui s’ensuit, mes lunettes volent. Je m’apercevrai, une fois de retour chez moi, que j’ai une légère plaie à la tempe. Je ne me souviens pas avoir reçu un tel choc, mais cela ne peut venir que de là…

Furieux, impuissant, je suis mes collègues qu’on emmène vers le cordon de CRS qui nous empêchait de quitter les lieux par derrière. A notre grande stupéfaction, nous nous retrouvons parqués dans un carré dont j’évalue le côté à 15 m. Nous sommes environ soixante, dont de nombreux enfants, parqués en plein soleil. Il y a même des nourrissons… Leur mère me dira plus tard qu’elle n’aurait jamais pensé que les choses se passeraient ainsi. A vrai dire, je n’y aurais jamais pensé non plus.

Devant nous, des CRS. Derrière nous, des CRS. D’un côté, le mur d’une étude notariale. De l’autre, un grillage d’au moins 1,50 m de haut. Pour seule zone d’ombre, une bande discontinue d’un mètre de large le long de la haie qui recouvre en partie le grillage : cette zone d’ombre diminuera avec les minutes qui défilent.

Photo : LMPT85

Nous ne savions pas encore qu’il nous faudrait, pour la plupart d’entre nous, rester ici pendant environ deux heures, sous un chaud soleil estival, dont seuls quelques nuages viennent atténuer les ardeurs.

Nous n’étions pourtant pas très visibles, de là où nous étions, mais c’était encore trop… Peut-être aussi étions-nous trop bruyants pour les oreilles délicates de notre visiteur du jour… Mais certains contacts, ayant échappé à la vigilance des brutes en civil chargées de purger la foule de ses éléments indésirables, nous diront plus tard que nos voix et nos sifflets ont réussi à franchir la distance nous séparant du Corrézien.

Le propriétaire du grand drapeau cassé par les CRS proclame aux hommes de Valls l’article de loi protégeant les libertés individuelles des abus d’autorité (art. 432-4 du code pénal), et un autre article selon lequel on doit désobéir à un ordre manifestement illégal. Evidemment, aucune réaction des intéressés.

Signe du mépris de nos droits, les CRS s’écartent par deux fois, pour laisser passer un véhicule et un piéton qui traversent notre carré de part en part. Tiens donc, ceux-ci sont plus libres que nous de leurs mouvements ! Et dire qu’on nous opposait l’« égalité des droits »… Saint-Just n’est pas mort, on dirait : « pas d’égalité pour les ennemis de l’Egalité ! ».

Et le temps passe. Au bout d’une demi-heure, nous commençons à faire remarquer que nous n’avons rien à boire, par ce temps. Les enfants commencent à réclamer d’aller aux toilettes. Mais rien d’autre que le silence froid des hommes en noir, et les cent pas de l’homme en blanc, toujours au téléphone d’où il reçoit ses ordres, derrière le cordon. Les automobilistes qui arrivent par derrière (comme pour se diriger vers Pôle emploi) doivent faire demi-tour. Un jeune enfant réussira, en arrivant par derrière le grillage et en rentrant dans la haie, à nous faire passer deux petites bouteilles d’eau de 50 cL.

Vers midi, des familles sont libérées, pour diverses raisons, souvent liées, a priori, à des handicaps ou à la présence des nourrissons. Au bout d’un certain temps (vers 12h30), des bouteilles nous sont apportées par deux fois, a priori par des gens de la Manif pour Tous : les deuxièmes, arborant les T-shirts réputés subversifs, viennent s’enfermer avec nous. Nos tentatives de négocier notre transfert vers un lieu plus ombragé sont sans succès. Chacun essaie de s’occuper : les jeunes chantent, les adultes téléphonent, qui à un avocat, qui à un contact autre. Pour ma part, je contacte un élu, et je préviens quelques amis et contacts. Les avocats contactés se font attendre. Un des CRS m’appelle pour me rendre le drapeau qui m’a été arraché, mais sans son manche. Je ne me prive pas de lui dire ce que j’en pense.

Alors que le « président normal » déjeune en centre-ville, alors qu’on voit les CRS se relayer pour aller manger, nous sommes encore et toujours retenus illégalement en périphérie de la Roche. Il semble qu’un jeune ait réussi à franchir le grillage, là où il n’y a pas de haie : deux CRS viennent ajouter à l’absurde de la situation en se postant devant la portion de grillage en question. De notre côté, en vue d’actions à venir, nous faisons la liste des noms des personnes retenues.

Finalement, peu après les bouteilles d’eau, un avocat arrive. Il entre dans notre carré, évalue la situation, et ressort, grâce à ses prérogatives d’avocat. On le voit parler avec l’homme en blanc. Puis on ne le voit plus. Il revient un peu plus tard, accompagné d’un huissier. Il nous compte, l’huissier prend des photos. Il nous suggère d’essayer de sortir, ce que nous faisons : la résistance du cordon de CRS à notre tentative permet à l’huissier de constater l’atteinte flagrante à notre liberté de circulation. Cette persévérance des forces de l’ordre dans l’illégalité me fait croire qu’ils se sentent couverts par leur hiérarchie.

Et ce n’est que peu après, alors qu’un de mes contacts m’a averti du départ d’Hollande de la Roche-sur-Yon, qu’on commence à nous laisser sortir, par petits groupes. Je sors en dernier, emportant avec moi les restes du mât du grand drapeau.

Il est environ 13h20, ce mardi 6 août 2013. A Potemkine-en-France, le soleil brille toujours.
____________________________________________________________
* J'apprendrai plus tard que ses velléités de purge de l'assistance seront un échec, grâce à l'intervention d'une dame au chômage et grâce aux moins matinaux d'entre nous, qui ont été directement à l'étape 2 du déplacement présidentiel.